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Les boomers se cachent pour écouter leurs vocaux

Alors qu’il vient de fêter son demi-siècle d’existence, l’appel téléphonique est peu à peu délaissé au profit d’autres modes de communication. Le “vocal” est de ceux-ci : très pratique, il est aussi jugé égotique, paresseux, voire impudique.

C’est toujours un moment délicat pour Marie, qui arrive doucement sur ses 50 ans, lorsque la petite notification apparaît sur son écran de mobile. “Autant répondre au téléphone au bureau ne me dérange pas, autant écouter un vocal devant tout le monde : je ne peux pas”, confie-t-elle. Il faut dire que ce mode de communication lui a un peu été imposé par sa fille de 16 ans. Plutôt que d’écrire des SMS, voire de passer un coup de bigo, Charlotte n’hésite pas à envoyer des messages vocaux parfois très longs à sa mère, le tout sans faire le tri dans les informations assénées. Une question succède à une autre, des “euuuuh” se multiplient, des rires débarquent soudainement parce qu’une amie parle en même temps. “Ça m’agace, mais que voulez-vous…J’ai eu beau menacer de ne plus les écouter, je le fais quand même, parce que j’ai toujours peur qu’il y ait une urgence”, se résigne Marie.

Les vocaux de la discorde
Le message vocal n’a plus grand chose à voir avec celui qui sévissait sur les répondeurs il y a maintenant quelques dizaines d’années. Il se consomme désormais avec le portable à l’horizontale collé à l’oreille, et dans la même position devant la bouche lorsqu’il s’agit d’en enregistrer un. Disponible sur les messageries instantanées surtout, et depuis 2013 sur WhatsApp, ce “vocal” se substitue peu à peu à la conversation.

“Le vocal a l’avantage de pouvoir être écouté un peu comme un podcast, a posteriori, de manière asynchrone, estime Alexandre Eyriès, enseignant-chercheur HDR en science de l’information et de la communication à l’université de Lorraine. Et puis surtout, on n’a pas besoin de l’assentiment de l’autre pour déverser ce qu’on a à dire, raconter nos journées et nos amours”.

Ce qui alimente le clivage, c’est aussi le déballage dans l’espace public, le rapport à l’intimité, et le fait de prendre à témoin les autres.
Alexandre Eyriès

Et la pratique est clivante. Niki y voit “un outil moins contraignant que le SMS, bien plus difficile à écrire en marchant” et Sasha le juge “très pratique quand il faut raconter quelque chose de long”. À l’inverse, Antoine a en horreur cette nouvelle façon de communiquer : “si on m’envoie un vocal, je réponds par message et précise que j’écouterai quand j’ai le temps, façon de suggérer à mon interlocuteur de ne pas recommencer”.

Alexandre Eyriès relève d’autres facteurs : “Le vocal se développe beaucoup chez les jeunes, tandis que pour les anciens, l’appel reste le meilleur moyen de joindre quelqu’un. Ce qui alimente le clivage, c’est aussi le déballage dans l’espace public, le rapport à l’intimité, et le fait de prendre à témoin les autres. Il inclut les personnes alentour dans un processus d’écoute”.

Une évolution du rapport au privé
Mais n’y a-t-il pas là une néophobie (peur de la nouveauté) finalement assez classique, permettant d’alimenter la théorie du “c’était mieux avant” ? Peut-être. Nul besoin d’attendre 2023 pour râler sur un nouveau mode de communication. À son époque, le SMS s’était lui aussi fait quelques ennemis, qui l’accusaient de dénaturer la langue, tandis que le téléphone portable a eu droit, en 2002, à son brûlot baptisé “Je hais les portables” et signé d’un certain Alain Finkielkraut (Publié dans son ouvrage “L’imparfait du présent”). Ça ne s’invente pas.

S’il s’agit toujours de contenu audio, il y a quelque chose qui a changé avec l’arrivée du vocal : régulièrement, il est consommé sur haut-parleur, en toutes circonstances, sans besoin de se concentrer. Pour le chercheur, cela traduit parfois “une forme d’exhibitionnisme numérique”. Il abonde : “On le voit aussi sur les réseaux sociaux, avec un brouillage de la frontière entre le privé et le public, entre l’intime et ce que Michel Tournier (un écrivain et philosophe, NDLR) appelait l’extime, c’est-à-dire l’intime qui déborde sur l’espace public. Il y a aussi une forme de jubilation à se mettre en scène, à attirer l’attention, ce qui relève parfois de stratégies inconscientes.”.

Il faut toutefois se garder de tirer des conclusions trop hâtives. Si les plus jeunes semblent faire preuve de moins de pudeur face aux récits publics de leurs vies, les plus âgés ne sont pas non plus des saints. “Ce ne sont pas forcément les jeunes, qui eux ont leurs AirPods dans les oreilles et consomment du contenu vidéo, que l’on voit parler au téléphone en plein wagon pendant un trajet de train”, tempère le chercheur. D’autant que les jeunes sont surreprésentés dans ce nouveau mode de communication, et donc forcément plus visibles dans ses dérives.

Je t’écoute, moi non plus
“Il y a une forme de refus de l’engagement dans le vocal, analyse Alexandre Eyriès. En face à face, le regard de l’autre pèse sur nous en permanence — c’est toute la théorie sociologique d’Erving Goffman —, et il faut composer avec. Il nous regarde, il hoche la tête, sourit, grimace, interrompt. Il y a à mon avis, dans le vocal, un refus de la présence de l’autre. Quand on supprime la présence de l’autre, on se dégage des quiproquos, de la pression, du regard social qui pèse sur nous. Il y a aussi une forme de paresse parce que la conversation implique de rester attentif. C’est une charge mentale importante. C’est difficile de se soustraire à une conversation qu’on a initiée, et le vocal nous empêche d’avoir ce genre de cas de conscience”.

D’un autre côté, il est peut-être plus simple d’envoyer un vocal que de converser 20 minutes, parce qu’il faut tenir la conversation, l’alimenter, et il est difficile de s’en affranchir “au risque d’une rupture du contrat de communication”, poursuit le chercheur. Une idée formulée aussi par Niki : “Là où nous convenions d’un moment de tranquillité pour s’appeler, les échanges sont désormais espacés et se font sans concentration particulière. Les réponses sont donc probablement moins spontanées, plus contrôlées et donc peut-être moins sincères”.

Reste une chose sûre et immuable, quel que soit le mode de communication : nous adorons nous écouter parler.